17

 

Comme ils franchissaient la porte interdite au public, Enin fit remarquer :

— On dirait que nous ne rencontrons que des gens minables, dans des endroits minables.

Ce commentaire fit apparaître un sourire sur les lèvres de Gosseyn ; après quoi, il énonça le plus fameux concept de la Sémantique générale :

— Enin, la carte n’est pas nécessairement le territoire ; et puis nos cartes ne sont pas toutes si minables. Après tout, nous venons d’avoir un entretien avec le chef du gouvernement de ce continent.

Un silence. Puis :

— Oh ! ce type-là !

Un autre silence, puis Enin fronça les sourcils et dit :

— Qu’est-ce que vous voulez dire avec cette histoire de carte ?

— Je t’expliquerai plus tard.

Mais pour lui aussi, avec ou sans l’aide des concepts de la Sémantique générale, ces lieux n’avaient rien d’attirant à première vue.

L’appartement dans lequel ils se trouvaient était assez vaste pour ce qu’ils voulaient en faire, mais il avait été très mal entretenu et, visiblement, dépouillé de tous ses meubles.

Il n’y avait, dans toute la pièce, qu’un seul endroit où s’asseoir : un canapé. Pas de chaises mais une petite table et un poste téléphonique avec vidéo incorporée que, par prudence, Gosseyn débrancha.

Dans la cuisine, il y avait un coin repas, un four et un réfrigérateur incorporés. Sur les étagères, il manquait environ les trois quarts des ustensiles qui avaient dû s’y trouver auparavant.

Des deux chambres, l’une avait un grand lit à deux places et l’autre deux lits jumeaux, mais pas d’autre meuble. Chaque pièce comptait une penderie ; ils pourraient au moins y ranger les vêtements qu’ils allaient acheter.

Gosseyn s’aperçut qu’Enin était entré dans la plus petite des chambres. Alors il retourna à la cuisine. En ouvrant les tiroirs, tout à l’heure, il avait remarqué la présence d’un bloc-notes et d’un stylo. Il s’assit et se mit à faire une liste.

C’était son premier moment de tranquillité depuis leur arrivée. Il prit alors conscience d’une drôle de sensation interne, dans son corps aussi bien que dans sa tête. Il s’arrêta, le stylo suspendu au-dessus du papier, les sourcils froncés. Que lui arrivait-il ?…

Il fut interrompu par la voix d’Enin qui lui parlait de la pièce à côté :

— Vous pensez qu’il en a réellement l’intention ? Vous croyez qu’il va vraiment le faire ?

— Faire quoi ?

Cette étrange impression interne s’évanouit tandis qu’il posait sa question suivie aussitôt d’une autre.

— Et de qui parles-tu ?

— De M. Blayney ! Est-ce que vous croyez qu’il va vraiment rénover cet endroit ?

Gosseyn passa dans la salle de séjour. Il était assiégé par tout un ensemble de pensées et de prises de conscience.

Il savait que cette bizarre sensation était en lui depuis des heures, mais qu’elle avait été affaiblie par la présence exigeante d’Enin. Il réfléchit à la réponse qu’il allait apporter au petit garçon. Tout en restant vaguement conscient de la présence de son alter ego et de ces réalités de tous ordres…

Il trouva Enin couché sur le plancher du salon dans une position plutôt tordue. Mais l’enfant semblait à son aise. Gosseyn s’approcha et baissa les yeux sur l’empereur de tous les Dzans ; et il dit en s’exprimant de nouveau selon la phraséologie de la Sémantique générale :

— La meilleure réponse que je puisse te donner s’appuie sur une sorte de carte de l’organisation des gouvernements, dont je dispose mentalement.

— Mais vous avez dit que la carte n’est pas le territoire.

Les yeux de l’enfant brillaient d’intelligence.

— J’ai dit que la carte n’est pas nécessairement le territoire, répondit-il en souriant. Et c’est particulièrement vrai en ce qui concerne les cartes et les schémas sur l’aspect du monde et la manière dont les gens se comportent en général. Ici, sur Terre, le président Blayney dispose de pas mal d’argent pour les dépenses publiques. Une ou plusieurs entreprises rénoveront sans doute l’Institut et elles recevront, pour cette tâche, une subvention du gouvernement. Ce qu’il faut, c’est mettre les constructeurs de notre côté. Aussi…

À ce moment, le téléphone sonna. Gosseyn s’avança et décrocha le récepteur.

— Allô ! Qui demandez-vous ?

Une voix d’homme répondit :

— Ici, l’entreprise de construction Daynbar. On nous a dit que vous aviez l’autorisation de restaurer l’Institut ; et nous aimerions vous envoyer quelques experts qui pourront discuter avec vous de la rénovation.

Gosseyn éprouva, brièvement, une sorte d’admiration respectueuse, bien qu’il eût, à l’instant même, prévu quelque chose de ce type. Il se dit qu’un associé de Blayney avait dû contacter un entrepreneur qui, le moment venu, saurait prouver sa reconnaissance à son informateur.

Puisqu’il s’agissait d’une manœuvre positive, sa réponse fut empreinte de la courtoisie qui règne en affaires.

— Quand vos gens viendront-ils ?

Il apparut que leurs « experts » se présenteraient à 8 heures le lendemain matin. « Tout cela paraît très normal », se dit Gosseyn. Mais les choses n’allaient pas assez vite relativement à cette impression d’urgence qu’il ressentait… en provenance d’ailleurs.

Après avoir raccroché, il s’aperçut qu’Enin s’était levé et l’observait du seuil de la cuisine. Mais le petit garçon ne fit aucun commentaire.

— J’espère que tout cela ne t’assomme pas trop.

Il y eut un silence puis un sourire s’épanouit sur le visage enfantin.

— Vous avez peut-être sur moi un postulat de base qui vous fait croire que j’ai envie de retourner sur ce vaisseau plein de lèche-bottes ?

— Je penserais plutôt que c’est par désir de revoir ta mère, répondit Gosseyn.

Tout en parlant, il rectifia l’analyse qu’il avait faite d’Enin. À cause de toutes ses récriminations enfantines, elle n’avait pas eu l’air fausse. Mais il devait aussi admettre qu’il avait cru que la Terre paraissait minable à Sa Majesté Impériale parce qu’il n’y avait là personne pour se prosterner devant elle. Si l’on disait qu’un lieu était minable, c’était que l’on n’avait pas envie d’y être…

— Avec vous, il se passe des choses, et on ne peut pas dire que vous soyez une poule mouillée ! expliqua Enin. Vous vous rendez compte ! Je vous vois là, ligoté, et hop ! vous vous débarrassez de ces gardes du corps…

Un silence. Puis les yeux du petit garçon s’écarquillèrent.

— Au fait… j’ai oublié de vous demander où vous les aviez envoyés ?

Gosseyn eut un sourire sardonique.

— Sur ce monde glacé où nous étions.

— Mince alors ! (Un autre silence.) Vous ne croyez pas qu’ils vont geler ?

— Ils ont un bon uniforme, et il n’y a qu’un kilomètre et demi à parcourir jusqu’au bâtiment ; ne te fais pas de souci pour eux.

Il réfléchit un moment puis ajouta :

— C’est le prix que je leur fais payer pour n’avoir pas pris conscience des postulats à partir desquels ils agissent. Tu te souviens que je leur ai donné une chance de réfléchir et qu’aucun d’eux ne s’en est soucié ?

Une expression pensive se peignit sur le visage enfantin.

— Ouais, dit-il. Ouais. (Il ajouta :) Je n’arrive pas à nous imaginer assis là pendant qu’ils vont restaurer cet endroit. Ne va-t-il rien se passer d’autre ?

C’était une bonne question. Gosseyn avait plus que jamais l’impression intérieure que quelque chose essayait de le sonder. Et il était temps de déterminer la nature de ce qui provoquait, dans sa tête, une sensation aussi étrange.

Mais le téléphone sonna de nouveau.

— Ce doit être une autre entreprise qui veut aussi faire le travail, remarqua Enin.

Gosseyn, qui se dirigeait vers le téléphone, ne répondit rien. Mais il se dit qu’à un niveau gouvernemental aussi élevé, il ne devait pas y avoir d’enchères sur des projets de construction.

Tout appel au sujet de la rénovation concernerait donc un autre aspect de la tâche. Et il fallait reconnaître que ces aspects pouvaient être nombreux.

Mais lorsqu’il eut posé à son correspondant la même question qu’auparavant, il obtint une réponse bien différente. À l’autre bout de la ligne, la voix de l’homme se fit cassante.

— Que cela soit bien clair entre nous : si vous n’avez pas évacué les locaux d’ici à ce soir, il vous arrivera malheur. Cet Institut imbécile ne sera jamais restauré !

Gosseyn, qui avait noté que le message et la voix étaient automatiquement enregistrés par le poste téléphonique, surmonta assez vite le choc de cette menace inattendue.

— Alors, dans ce cas-là, vous feriez mieux de vous habiller chaudement !

Il y eut un silence. Puis la même voix reprit, sur un ton plus déconcerté que menaçant :

— Qu’est-ce que c’est que cette absurdité ?

Et il raccrocha.

— … quant à cet appel, analysa Gosseyn quelques instants plus tard, je crois que nous le devons à notre gardien. Il a dû avertir la personne qui le paie pour être informée de tout ce qui se passe ici.

Enin fronça les sourcils.

— Je ne saisis pas le postulat, dit-il.

Gosseyn ne put retenir un sourire en l’entendant utiliser un terme de Sémantique générale dans un sens qui n’était pas le sien. Mais il répondit tout de même.

— Je pense que si des groupes ou des individus hostiles à une rééducation du public voulaient s’assurer une source d’informations peu coûteuse sur les destinées futures de ces locaux, ils soudoieraient le gardien.

— Ouais ! acquiesça le petit garçon d’un air de penser à autre chose.

Il resta là, les lèvres pincées, comme plongé dans de profondes réflexions. Puis il hocha la tête.

— Maintenant, qu’allons-nous faire ?

Mais Gosseyn ne pouvait répondre à cette question. Il avait, au sens figuré du terme, le vertige.

L’essentiel pour lui, à ce moment-là, c’était cette sensation que quelque chose était en train de sonder son système nerveux.

La fin du Non-A
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